L’œil gourmand – Philippe Farcy

L’ŒIL GOURMAND

RENCONTRE CHROMATIQUE ET GASTRONOMIQUE
ENTRE LIONEL RIGOLET ET ISABELLE RAVET

Beautés silencieuses et œil gourmand

Quand les choses les plus simples de la vie quotidienne prennent la saveur d’un art de vivre, les tableaux d’Isabelle Ravet rendent les gourmets ravis. Exposer ses œuvres peintes en harmonie avec les plats préparés par Lionel Rigolet était donc devenu, pour elle, une évidence.

Toute la question de l’art n’est-elle pas de créer, à travers la beauté et l’harmonie, une émotion du spectateur vers l’objet qu’il regarde ? Et quand nous disons « objet » c’est au sens large car cela va jusqu’à l’architecture, sujette elle aussi de notre admiration.

Pour évoquer la manière d’un peintre, il faut, comme pour l’architecte, inclure la façon qu’il a de construire son œuvre et d’user des perspectives et des effets d’ombre et de lumière. Isabelle Ravet, comme tous les peintres, est soumise aux mêmes lois de l’art de construire ses tableaux et de chercher, à travers ses pinceaux, à créer des sensations auprès de son public.

En ce sens, l’artiste espère toujours qu’à la première vision de son travail il y aura comme un coup de coeur, qu’un dialogue va s’installer entre le spectateur et la toile, que la «conversation» entre ces deux pôles se fera naturellement et sans effort.

L’art d’Isabelle est la nature morte qui est quelque chose de très spécifique et qui réclame une exigence qualitative majeure pour déclencher l’admiration. Peindre une pomme cela paraît simple, me direz-vous. Mais allez donc demander à Cézanne combien il en peignit avant d’être content de lui ? Pareillement pour Giorgio Morandi qui ne peignit que livres, flacons, cruches et bouteilles mais avec un soucis de recherche permanente sur la matière, la couleur et la lumière. Du travail d’Isabelle naît un style, une patte, comme pour la musique. Un style qui s’observe d’un premier coup d’œil comme quelques notes suffisent souvent à reconnaître Stravinsky, Wagner ou Verdi.

Isabelle Ravet se situe dans la grande tradition des artistes de natures mortes, flamands (Joachim Bueckelaer vers 1550-1570), français (Sébastien Stoskopff à Strasbourg ou Louise Moillon à Paris au XVIIe siècle, JBS Chardin au XVIIIe siècle), espagnols (Sanchez Cotan). Les italiens depuis le XVIe siècle jusqu’au XXe siècle y touchèrent eux aussi à commencer par le Caravage. Jadis, fruits, fleurs, poissons et crustacés, étales de bouchers ou de marchands de légumes, gibier accroché à une potence ou posé sur une console étaient choses recherchées par les amateurs d’art. Au XXe siècle, le marché de l’art a consolidé cette mouvance et prouvé combien les amateurs étaient sensibles à ces études d’objets réduits parfois à quelques pommes sur un appui de marbre ou magnifiés dans de somptueux bouquets de fleurs.

Isabelle connaît cela et maîtrise l’histoire de son art. Depuis les primitifs flamands jusqu’à Cézanne, Picasso et Braque, elle cerne ce que firent ses collègues les plus prestigieux. Cette longue tradition dans laquelle elle s’inscrit la pousse à une grande exigence qu’elle assume pourtant avec modestie et délicatesse.

Ce qu’elle nous propose n’est donc pas le fruit du hasard mais celui d’une culture spécifique qui la relie au passé et à ses prédécesseurs. Sans le terreau des temps jadis on ne peut s’inscrire dans le futur ni créer son propre champs de sensibilité et les caractéristiques de son art personnel qui s’appelle le style. Car ce qui sort des pinceaux d’Isabelle Ravet est bel et bien de l’art contemporain et comme ses ancêtres, au-delà de l’objet qui peut être une courge, des poireaux posés dans une saladier en faïence, des figues, des citrons, des oignons sur une planche de bois prêts à être découpés, un pichet de vin et trois assiettes, il y a un message à percevoir, quelque chose d’essentiel à aller chercher dans ce que l’on voit. Peut-être est-ce tout simplement le bonheur qui se lit sur son visage et ses traits emplis d’optimisme ?

Toutefois, peindre des natures mortes cela dérange Isabelle en terme linguistique s’entend et on peut la comprendre puisqu’elle est animée d’une énergie sans borne.

Laissons-là s’exprimer : « C’est l’expression de nature morte qui me déplaît. Chez les anglais on dit « Still-Life », c’est quand même plus sympathique de transmettre cette idée d’une «vie arrêtée», d’un moment figé. Dans l’esprit populaire propagé par des décennies et la tradition catholique on y voit souvent un crâne et deux fémurs qui prennent alors la vraie couleur de la mort et rappellent le côté fragile, fugace de la vie. Ce sont des « Momento Mori ». Ils imposent de réfléchir à ce besoin très humain de posséder, d’amasser alors qu’au bout du chemin il faudra tout laisser.

Je ne suis pas tout à fait dans cet état d’esprit. Mes tableaux, je crois, respirent l’instant présent, le calme, l’écoute et la réflexion même s’il peut y avoir dedans une part de sévérité, de dévotion sérieuse chargée de respect pour les choses de la nature. Je préfèrerais dès lors que l’on parle, pour l’optique qui est la mienne, de «nature silencieuse ».

Ce que je trouve intéressant c’est tout ce qui ne se voit pas autour des objets. Au-delà, c’est généralement le néant qui ne sera révélé que par la lumière que j’y mettrai. J’aime faire l’éloge de l’ombre. Quand on s’approche du noir on glisse vers une sorte d’introspection. Je peux alors imaginer que les gens qui regardent mes toiles vont avoir envie de se recueillir et d’écouter le silence.

Si je peins des fruits, des légumes, des objets courants qui ne sont peut-être même pas beaux au premier regard, c’est que j’ai besoin d’exprimer la simplicité. Cela évoque ma jeunesse où je me souviens de mon père qui sculptait des fruits et des légumes dans un calme complet. Avez-vous déjà remarqué que dans les cuisines des grands restaurants et des hôtels il fait un calme presque absolu. Cela invite au recueillement ; j’y reviens. Préparer à manger, pour se délecter, cela nécessite le silence et j’ai souvent l’impression de peindre plus le silence qui entoure les objets présents sur la table que les objets eux- mêmes.

Ici, dans ce partage avec Lionel Rigolet, j’ai pensé à un fil conducteur entre mes tableaux et les éléments culinaires qu’il utilise tous les jours dans sa maison de bouche. Et ce fil c’est l’étoffe blanche. Elle se trouve quasiment dans chacune de mes toiles, avec plus ou moins d’importance selon l’ampleur de la composition. Le drapé s’est donc imposé comme « l’ingrédient » central auquel j’ai ensuite associé les autres éléments, comme les figues, les courges et les livres reliés.

Avant même de commencer la série de tableaux pour ce projet, j’avais des idées assez précises sur le « déroulé ». Par la suite, il fallut cependant que j’organise mes pensées à l’aide d’objets, de fruits et de légumes que j’utilise comme modèles. Je travaille toujours de cette manière, avec des choses périssables ou non qui se trouvent dans mon cabinet de curiosité et que je marie les unes avec les autres. Pour cette exposition, j’avais précisément tout créé dans ma tête il y a deux ans, pendant le confinement.

Pour ce qui est de ma complicité avec Lionel, elle tient à ce qu’on se connaît depuis plus de trente ans et que les liens se sont retissés lors d’une de mes expositions au Sablon, à Bruxelles où il a acheté un de mes tableaux représentant des œufs de caille. Je souris, mais c’est peu après que l’idée de notre collaboration est véritablement née.

Ensuite, en voyant les tableaux que j’avais réalisé avec des citrons, entiers ou épluchés, coupés en deux ou trois, Lionel a fixé son projet culinaire et imaginé comme mise en bouche une cuillère avec un gel de yuzu et de citron. Comme l’œil a besoin de se fermer avant de découvrir, ce gel aura pour œuvre de neutraliser le palais avant d’entrer dans la salle-à-manger ».

Voici donc un projet culturel et de bouche qui montre la complémentarité entre deux mondes peu habitués à travailler de concert. Il aura suffit d’une amitié pour que naisse une exposition où l’on va dévorer des yeux et des dents des moments éphémères et des natures mortes auxquelles on souhaitera une part d’éternité.

Philippe Farcy